Suley78

« Que la corruption des meilleures choses engendre les pires, voilà ce qui est devenu une maxime, communément vérifiée, entre autres exemples, par les effets pernicieux de la superstition et de l’enthousiasme, qui sont les corruptions de la vraie religion. Ces deux sortes de fausse religion, quoique également funestes, sont cependant d’une nature très différente et même opposée. L’esprit de l’homme est sujet à certaines terreurs et à certaines appréhensions inexplicables, qui procèdent d’une situation personnelle ou publique malheureuse, d’une mauvaise santé, d’un naturel sombre et mélancolique, ou du concours de toutes ces circonstances. [...] Faiblesse, crainte, mélancolie, jointes à l’ignorance, sont donc les vraies sources de la superstition. Mais l’esprit humain est aussi sujet à des élans et à des présomptions inexplicables, qui naissent d’un heureux succès, d’une santé prospère, d’une disposition enjouée ou d’un naturel hardi et confiant. Dans un tel état d’esprit, l’imagination se déploie et forme de grandes mais confuses pensée, auxquelles ne peut correspondre aucune beauté ni aucun plaisir sublunaire [terrestre, expérimentable] [...] Libre champ est laissé à la fantaisie, qui se porte dans les régions invisibles, dans le monde des Esprits, où l’âme peut sans obstacle s’abandonner aux chimères les plus conformes à son goût ou à son humeur du moment. [...] L’espoir, l’orgueil, la présomption, et une chaude imagination, joints à l’ignorance, sont donc les vraies sources de l’enthousiasme [mystique]. Ma première réflexion [sur ces deux travers religieux] est que la superstition favorise la puissance des prêtres [du clergé en général : des autorités religieuses] alors que l’enthousiasme s’y oppose autant et même plus que la saine raison ou la philosophie. [Le superstitieux] cherche un recours auprès de quelque autre personne qui, par la sainteté de sa vie ou peut-être par son impudence et sa fourberie, passe pour plus favorisée par la divinité. [...] De là l’origine des prêtres, qu’on peut regarder avec raison comme l’invention d’une superstition vile et craintive [...] Comme la superstition forme une part considérable des religions, et notamment des plus fanatiques, et qu’il n’y a rien sinon la philosophie qui soit capable de triompher complètement de ces terreurs inexplicables, il s’ensuit qu’on trouvera des prêtres dans toutes les religions et que leur autorité y sera toujours proportionnelle au plus ou moins de superstition qui y règne. Ma seconde réflexion en ce qui concerne ces espèces de fausse religion, est que les religions qui tiennent (ou tendent) à l’enthousiasme sont dans leurs premiers développements plus furieuses et plus violentes que celles qui tiennent à la superstition, mais qu’en peu de temps elles se font plus douces et plus modérées. [...] La superstition au contraire s’infiltre peu à peu et insensiblement rend les hommes dociles et doux, se fait accepter par les magistrats et semble inoffensive pour le peuple, jusqu’au moment où finalement, après avoir solidement établi leur autorité, les prêtres [ou les autorités religieuses en général] se font les tyrans de la société humaine, la perturbant par leurs disputes, leurs persécutions et leurs guerres religieuses sans fin. [...] Ma troisième observation sur ce chapitre est que la superstition s’oppose à la liberté civile, alors que l’enthousiasme lui est favorable. La superstition gémit sous la domination des prêtres et l’enthousiasme [religieux, mystique] détruit le pouvoir ecclésiastique. » Hume, Histoire naturelle de la religion